L’architecture de demain face à la rupture technologique. Quelle posture doit-on adopter?
Comment réaliser dans le contexte d’une rupture technologique, une architecture d’avenir qui échappe à uniformité fonctionnelle ‘de gestion de flux et de data’.
Dans l’article précédent, nous nous sommes interrogés sur la nouvelle logique industrielle et technologique dans l’architecture des “smart cities” et des “bâtiments intelligents”.
Aujourd’hui, nous nous interrogeons sur le risque potentiel du développement d’une architecture aseptisée et monotone avec comme unique objectif de tout mieux ‘contrôler’.
Lorsqu’on observe les géants des technologies entrer sur le terrain de la planification de nos cités et communiquer sur les nouvelles ambitions de la ‘smart city’, il est légitime de se poser certaines questions.
Notre argumentation porte sur le rapport de l’architecture aux sens, qui est tout aussi fondamental que son rôle dans l’interactivité sociale.
La nouvelle technologie apporte une perspective d’ordre, d’espaces analysés, programmés, contrôlés.
Mais, une ville ou un bâtiment, où tout semble programmé et prévisible ne représente pas toujours un espace agréable à vivre.
A l’instar de ces non-lieux qui sont des grands centres commerciaux, ces espaces fermés et sans surprise.
L’approche “technologique” de l’architecture risque de valoriser un environnement réduit à la promesse de sécurité et au contrôle des éléments.
Par conséquence, elle peut aussi conduire à la négation du passé et des identités locales au nom de la simplification de la construction.
Elle pourrait favoriser une nouvelle forme d’uniformisation par le standard purement technologique.
Au nom de l’intérêt économique, du zéro risque, du tout fluide, mais dans le but de la production d’échelle, au même titre que le fonctionnalisme dans l’après-guerre.
« Tout est sous contrôle ? »
Les préoccupations des collectivités sont souvent centrées sur l’économie de l’énergie, la meilleure protection des citoyens et une organisation plus efficace du flux des cités.
C’est une volonté louable.
Mais en dehors des économies d’énergie et optimisation des transports, la notion de “protection” est plus ambiguë.
En même temps, cette préoccupation n’est pas nouvelle. Dès les premiers temps de la construction, même dans les grottes, l’homme a essayé d’abord de se prémunir des effets négatifs de l’environnement.
La ville du 21ème siècle, comme tous les bâtiments et les infrastructures qui la composent, ne devrait pas être réduite à une « enveloppe de protection, bien contrôlée ».
Un petit exemple sur le thème du ‘tout est sous contrôle’.
Cette volonté de contrôler notre environnement de vie, nous a conduit à créer des tours comportant un « étage technique » pour tout gérer.
De cette salle machine, par le contrôle de la climatisation, de l’humidité, nous avons supprimé l’accès direct aux éléments naturels.
Pas de vent, pas de saisons, pas de bruissements de feuilles, pas de modulation de températures.
Introduisant la climatisation, nous avons créé en théorie un environnement idéal pour travailler.
Mais, tout le monde peut constater qu’il s’agit aussi d’un environnement neutre et sans saveur.
Qui ne se modifie plus avec les saisons.
Plus de saison?
J’ai eu l’occasion de travailler pendant quelques années dans une telle ‘tour’ climatisée, avec les parkings en sous-sol et des fenêtres bloquées.
Je passais de mon parking personnel en voiture directement à mon parking au travail. Cinq jours par semaine minimum sans éprouver les effets climatiques.
Je n’avais plus besoin d’acheter ni des bottes et ni des manteaux d’hivers.
Il suffisait d’enfiler pendant toute l’année en semaine le même costume-uniforme pour ce « non-climat » artificiel.
Vivre sous les lumières adaptées aux écrans d’ordinateurs.
Ajoutons à cela une cantine située en sous-sol de l’entreprise.
Voilà, qu’on m’a dessiné une vie “idéale’, sans odeurs, sans saveurs et sans nature. Au fond, très loin des sensations agréables.
Le rapport de l’architecture aux sens est tout aussi fondamental que l’interactivité sociale.
Les moyens technologiques peuvent rendre nos constructions plus intelligentes.
Nous voilà face à une promesse d’efficacité de gestion des flux et de l’interactivité grâce aux outils domotiques.
Comment allons-nous introduire une part de hasard, de surprise, de tentions, d’intensité, de rythme, de mouvement pour rompre la monotonie?
Et pourquoi ?
C’est absolument nécessaire pour garder notre énergie vitale et pour conserver notre humanité.
Nous pouvons sans doute économiser l’énergie grâce aux capteurs de la smart city, mais en perdre autant mentalement.
L’architecture de demain devra comprendre et intégrer l’importance sensorielle.
L’architecture doit prend en compte nos cinq sens. Aussi simple soit-elle, une architecture devrait aussi surprendre.
Rappelons, que le climat reste un des principaux moteurs de nos changements sensoriels.
Prendre en compte la lumière, la pluie, le vent, les nuages, les températures, les bruits de la circulation, les ouvertures et fermetures, les déplacements visuels et sonores signifie s’intéresser à la perception sensorielle.
L’architecture est un réceptacle de la vie, elle se vit d’ailleurs de l’intérieur du bâtiment.
Le contrôle de la température et de la consommation n’est pas tout.
La mondialisation apporte l’uniformisation à une échelle de plus en plus importante.
Le fonctionnalisme, corrélé à la révolution technologique de l’époque, a apporté pendant les premières décennies du 20ème siècle, sans conteste, une grande dose d’innovation. Mais, il a également réduit l’architecture à la manipulation des formes et centrer l’organisation des espaces systématiquement selon les usages.
Ensuite, le fonctionnalisme a été associé fortement à la logique économique de la rentabilité industrielle. Il a conduit à une forte uniformisation des constructions et des cités.
Nous en subissons des conséquences encore aujourd’hui.
La mondialisation a ajouté une nouvelle couche d’uniformisation, mais à une échelle bien plus importante. Les villes américaines, européennes ou asiatiques souffrent toutes des mêmes maux urbanistiques et de l’absence du domaine public. L’une des caractéristiques des villes récentes est une sorte de monoculture. Les intérêts commerciaux s’aventurent dans des projets de plus en plus gigantesques et complexes.
La construction d’énormes bâtiments indigestes ou de quartiers urbains sans substance architecturale stimulante, sont sans doute à l’échelle des entreprises mondiales, tout aussi ingouvernables, peu agiles et bureaucratiques.
La tentative de répondre par la planification au problème de nos villes est sans doute un grand danger.
Dans une culture technocratique et technologique, une première réponse est toujours la planification.
Tout d’abord, notons ce que dit Koolhaas avec une grande modestie, dans son manifeste “Vers une architecture extrême”:
“Les architectes peuvent avoir un rôle important à jouer, mais je pense qu’ils sont incapables de lire les mutations qui se déroulent devant eux et de réinterpréter certaines phénomènes selon des versions, incarnations ou manifestations nouvelles de phénomènes qu’ils savaient auparavant traiter en termes architecturaux”.
Il rappelle aussi qu’on parle encore des zones piétonnes, des “connexions” entre zones urbaines, qu’on a pourtant échoué totalement à produire dans nos villes nouvelles.
Il cite ce gigantesque projet de Ricardo Bofill à Marne-la Valée (les Espaces d’Abraxas), un amoncellement de logements sociaux où l’architecte a insisté sur les axes piétons, les perspectives pour les piétons, les arcades et les promenades.
Or, ces espaces sont vides. Cette ambition pathétique est confrontée au refus évident des gens d’habiter les espaces de la façon qu’il voulait…
Nous pouvons regretter l’absence de domaine public dans les villes.
Mais qui peut actuellement affirmer qu’il possède un modèle d’urbanisme intelligent, ni nostalgique, ni discrédité, répondant aux mutations actuelles. Google ?
Qui peut projeter un scénario viable pour une ville de demain ? Ni, les promoteurs qui animent majoritairement des projets de construction aux Etats-Unis, ni les politiques qui le font davantage dans le contexte européen.
Ni les GAFAM.
Peut-on traduire dans un unique modèle mathématique ce qui fait le ressenti d’un espace bien conçu ?
La solution ne passe pas simplement par la capacité de la mesure physique de l’environnement, analysée par les capteurs de data de la “smart city”!
Sans doute, un nouveau risque consiste à croire à la toute-puissance de la collecte de datas.Ceci n’est pas sans doute la bonne manière d’imaginer l’architecture de demain. Car, ce qui distingue justement l’architecture de la construction est la capacité de transcendance.
La recherche du sens qui est le fondement même d’une activité humaine artistique.
Et c’est cette transcendance artistique qui différencie l’architecture de la simple construction.
L’architecture de demain va-t-elle renforcer notre besoin d’interaction sociale?
L’architecture interagit de différentes façons avec les hommes et leur environnement.
Lorsqu’on parle de l’interaction, on ne devrait pas évoquer uniquement des simples fonctionnalités domotiques.
Ou, évoquer avec nostalgie des espaces publics de la ville historique.
L’architecture a toujours eu un important rôle social. Car, elle matérialise les relations humaines dans une environnement donné.
Mais, cet environnement est en train de muter.
Son rapport à l’homme dans un contexte donné est essentiel.
L’architecture respectueuse devra s’adapter donc sans cesse au contexte culturel, climatique, géographique.
Intégrer à la nouvelle logique des flux et à des activités humaines. Donc nécessairement l’impact des nouvelles technologies sur l’organisation du travail et de la vie privée.
Or, nous savons tous, que tout ceci est actuellement en profonde mutation ou en phase de balbutiement d’une nouvelle ère.
De plus, l’architecture n’est pas un geste décoratif, un courant de mode qu’on puisse remplacer en quelques mois.
L’architecture a une responsabilité temporelle dans nos vies.
Elle doit pouvoir assurer la durabilité des constructions et le respect de la nature à long terme. Elle doit aussi apporter l’énergie aux activités créatives humaines.
Par conséquence, il faut donc concevoir et bâtir en se projetant dans l’avenir.
La complexité d’une telle ambition de nos jours est vertigineuse.
Prenons comme exemple, la question de l’organisation des espaces d’une ville.
L’architecture peut favoriser l’organisation sociale ‘en bulles’ imperméables ou, au contraire, éviter cette segmentation renforcée.
Le nouveau danger pourrait être l’organisation des espaces de vie en bulles imperméables, comme nous l’observons déjà sur les réseaux sociaux.
Voilà les personnes de plus en plus connectées, mais de moins en moins avec les personnes qui ne correspondent pas à leur profil.
La ville pourrait éclater de la même manière, par state de richesse, en cercles concentriques.
La gentrification a déjà éloigné des populations les moins aisées des centres villes. Les villes dortoirs sont des villes de second choix. Personnes ne choisit réellement d’y vivre. Elles sont en plus souvent dépendantes des infrastructures des centres des villes, des lieux de travail et d’activités, des capitales.
Les populations aisées ont des espaces privés pour leur loisirs, l’accès à des clubs de sport, les maisons de campagnes, les salles de spectacles.
Les populations moins aisées dépendent bien plus des espaces publiques.
Or, ces espaces se trouvent désormais éloignés des cœurs des villes. Au mieux, ils existent insérés de manière artificielle dans les cités de sommeil sous formes de salles de sports ou de centres commerciaux.
Où, elles sont devenues simplement ‘virtuels’.
Ce sont nos consoles de jeux, des écrans d’ordinateurs et de TV.
Comment limiter la segmentation des populations en ‘bulle’?
L’enjeu de l’architecture de demain sera d’éviter cette segmentation renforcée. La création de bulles où chaque segment de population vit séparé des autres.
Comment retrouver les villages urbains où nous allons à nouveau nous rencontrer pour créer une véritable interaction et retrouver le sens des relations plus mixtes ?
Cette réflexion est menée par exemple aux Pays-Bas par le cabinet Marc Koehler.
Évitons les habillages verbaux, des intentions creuses dans les projets, sans un contenu réel !
La recherche “d’interactivité” et de “voisinage mixte” conduit parfois à des discours creux autour d’une architecture franchement médiocre.
Ainsi le critique et champion du politiquement incorrect, l’indéfinissable et très ‘banal’ Etienne Dumont (qui œuvre à la Tribune de Genève) décrit un projet de la 4ème édition de la Distinction Romande de l’architecture avec un humour grinçant qui caractérise ce personnage spectaculaire.
Il relève un descriptif rédigé ‘en architecte’ autour projet de la fondation de la ville de Genève pour le logement social (un projet parmi les nominés):
« la création d’un cadre de vie mixte et pluriel s’articulant autour d’un court central, qui propose une interface de voisinage animée ».
Mais pourquoi ne me l’avait-t-on pas dit plus tôt, dit-il ?
En effet, le projet est un bâtiment banal d’habitation avec une courette intérieure traitée en jardin paysager !
Puis, le note avec amusement le discours de l’aréopage de jury qui « s’était montré sensible à la dimension sociale des projets ».
Notons toutefois, que ce projet intègre une dimension écologique, un système de chauffage très bien conçue à énergie renouvelable ( pompe à chaleur à haute température, récupération de l’eau du lac….).
Une tendance verbale “dans l’air du temps”, comme aux dernières Biennales d’architecture de Venise. Avec le nécessaire ‘geste architectural’ !
Comment faire donc ? L’architecture, comme toute discipline artistique est une alliance de rationalité et irrationalité.
Il est nécessaire d’accepter une dose d’imprévisibilité et d’humilité. Il ne faut pas non plus surévaluer notre capacité à prévoir le monde de demain.
Si l’architecture est née que du hasard, elle devient simplement un désordre invivable et souvent inintéressant.
Si elle née que de la raison, elle apporte la monotonie, la morosité, la prévisibilité.
Il faut garder un équilibre entre le hasard et l’organisation.
Cette notion d’imprévisibilité dans l’architecture est importante pour créer des émotions.
Un petit exemple pour créer la surprise : si je bouge dans un lieu, il est agréable de ne pas pouvoir prévoir la suite des espaces invisibles dans leur totalité.
L’architecture touche ici les sens et doit apporter les émotions à l’échelle de l’homme qui la vit.
“L’architecture se doit découvrir des potentiels nouveaux dans l’état actuel du monde”.
L’architecture doit avoir comme posture principale l’expérimentation, la volonté d’inventer quelque chose de nouveau, de reconnecter l’homme à la nature et à ses sens.
La puissance d’architecture ne doit être ni surestimée, ni sous-estimée.
Mais, nous avons besoin surtout des énergies créatives pour réinventer la profession de demain:
- De retrouver l’envie de s’intéresser à l’espace de vie et pas uniquement à son ’emballage’ spectaculaire.
- De valoriser la simplicité à l’échelle humaine, la perception de la nature et des espaces par nos sens.
- Accepter le silence du vide, refuser la boulimie d’idées, de détails et d’artifices de décoration.
- Limiter les débordements de fonctionnalités qui vont de pair avec le consumérisme.
- Rechercher comment intégrer la modernité et le présent, tout en refusant le modernisme naïf.
- Adopter une posture optimiste et ouverte aux changements.
Sinon, nous ne parlons pas de l’architecture, mais de la construction d’abris.
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