L’impact du télétravail sur la productivité peut se révéler à court terme positif pour certaines entreprises. Les salariés apprécient de ne pas passer des heures dans les transports. Pourtant, cela est moins évident que l’effet soit si positif sur d’autres critères de qualité de vie au travail.
La productivité́ n’est pas la performance. La productivité́ est une composante de la performance d’une entreprise au même titre que la créativité́, l’engagement et la collégialité́. Il y a aussi ce qu’on peut nommer l’imaginaire collectif commun qui se construit dans la durée et solidifie le travail en équipe.
La question est alors de savoir ce que souhaite l’entreprise lorsqu’elle se projette dans le futur.
L’importance de l’imaginaire collectif
Au-delà de la mission et des tâches que l’on synchronise au sein d’une équipe, où les uns dépendent des autres, les membres d’une équipe ne deviennent équipe que par l’expérience commune vécue.
Il s’agit de la création d’un imaginaire collectif commun qui peut avoir son propre langage, ses propres références, ses propres systèmes de pensée, ses propres codes et même ses blagues.
Nous sommes des êtres sociaux et une équipe doit pouvoir exister comme une fondation solide. Une bonne équipe permet à chacun de se construire durablement. En se mettant à distance, les équipes doivent se poser la question de ce qui les rassemble aujourd’hui et demain dans cette nouvelle configuration.
«Faire équipe» c’est appartenir à un groupe qui peut également nous aider individuellement à mieux vivre le temps de travail. Et cette « vie intérieure » positive favorise la créativité. L’inverse est aussi vrai.
Il est légitime de se demander si pérenniser le travail à distance n’est pas une forme d’abandon d’un rôle important du présentiel.
Entre 100 % présentiel à son bureau et le 100 % distance, il y a un chemin à trouver.
Il ne s’agit pas uniquement de pratiquer ‘par décret’ un mix hebdomadaire rigide “2 jours ici et 3 jours chez moi”. Il se peut que ceci ne corresponde pas toujours à la mission du moment.
Cela fonctionne bien pour économiser les mètres carrés. Mais cela ne conduit pas à une autorégulation de l’équipe, au développement de l’autonomie en fonction du type de mission en cours.
Offrir à la fois les espaces de coworking avec bureaux fixes ou volants, les espaces pour se ressembler, les espaces pour travailler au calme et les jours de télétravail est la formule à inventer.
Les besoins nouveaux émergeront et les conséquences sur les méthodologies de projets et des rôles de chacun sont à inventer. Les entreprises commencent à construire des modèles basés sur l’activité (ABW, activity based working) et à se poser de bonnes questions.
Il faut simplement éviter de tomber dans le calcul comptable de l’économie du mètre carré. C’est sans doute le meilleur moyen de détruire une opportunité offerte par les nouvelles technologies.
La flexibilité des solutions envisagées devrait faire l’écho à l’incertitude.
Le point de départ est la définition des missions que l’entreprise souhaite porter avec ses collaborateurs.
La question est d’abord de savoir comment l’entreprise les réalisera au mieux.
Il faut certainement éviter d’avoir des idées préconçues sur ce sujet. La possibilité qu’offre la technologie ne signifie pas qu’il faille s’y engouffrer sans réfléchir aux conséquences sur l’avenir des relations internes.
Eviter la mise en place forcée
Il en va dans les communautés de travail de même que dans les sociétés : une décision qui heurte une majorité de membres n’est pas mise en œuvre ou elle est mise en œuvre de façon dégradée.
Par conséquent, le manager doit connaître l’état de « l’opinion publique professionnelle » de la structure qu’il dirige et qu’il doit entraîner.
À noter également que le plus grand risque se situe dans de grandes entreprises.
Dans une grande organisation, plus la différenciation professionnelle est marquée, plus l’intégration des acteurs faiblit. Et par conséquent, la capacité à réaliser les objectifs diminue. Mettre en place massivement la baisse d’intégration par le télétravail forcé peut avoir des conséquences négatives très difficiles à corriger dans ces grandes structures.
Fabriquer une autonomie professionnelle par le télétravail en trompe l’oeil
Il n’existe pas un modèle universel d’organisation (voir Crozier et Friedberg)). Toute organisation formelle en raison de son inertie se modifie par le biais de l’organisation informelle et par l’adaptation entre les membres de l’organisation.
Le présupposé de nombreux penseurs de l’organisation est que chacun dans une organisation aurait l’intérêt au fonctionnement optimal de l’organisation des processus. Or c’est faux.
La ‘dysorganisation’ est un fonctionnement sous-optimal où les parties de l’organisation y trouvent un moyen de trouver l’autonomie professionnelle dont ils sont privés autrement.
Si le télétravail est pour certains acteurs un moyen de fuir une mauvaise ambiance de travail, une hiérarchie inopérante et illégitime ou une organisation inefficace, il peut aussi conduire probablement à un fonctionnement accepté et mis en place, mais inefficace à terme.
Ainsi se met en place une organisation qui dysfonctionne de manière permanente tout en étant parfaitement structurée et de facto ‘renforcée’ par ses acteurs pour des raisons individuelles au détriment du collectif.
Il s’agit des organisations appelées par Mintzberg “bureaucraties professionnelles d’anarchie organisée”.